droit à la ville | Roubaix : À l'Alma, chronique d'un mépris ordinaire

À Roubaix, le quartier populaire de l'Alma est le théâtre d'une forte opposition face à un projet de rénovation urbaine : un collectif d'habitants du quartier dénonce le gâchis engendré par la destruction d'un patrimoine unique, la rupture du lien social, le sentiment de « mépris » des décideurs ou encore la répression policière. À l'heure où les premiers bâtiments tombent, la méthode autoritaire de la mairie risque de laisser des traces durables…
Dans le quartier de l'Alma à Roubaix, en face du gymnase – et du city-stade où les tiots biloutes du quartier sortent leurs meilleurs dribbles ta3 Riyad Mahrez – la petite salle de la rue de France est bien pleine en ce dimanche 3 novembre. Autour de gâteaux et de chips, 90 personnes – habitant·es de l'Alma, mais aussi des quartiers voisins – se sont réunies pour évoquer la rénovation urbaine de l'Alma-Gare. Le mot le plus récurrent lors des débats ? « Mépris ». Mépris de la classe politique et des décideurs envers les habitant·es du quartier, mépris du processus concertation et de construction commune pour faire passer un projet autoritaire fait sans les habitant·es, voire contre les habitant·es. Dans un quartier né – dans les années 1970 – d'une lutte sociale, le vent de la contestation s'est levé contre ce projet visant à détruire 486 logements, dont certains possèdent une valeur patrimoniale exceptionnelle, et une qualité énergétique et architecturale qui n'est plus à prouver.
Si certains bâtiments ont effectivement mal vieilli et nécessitent une reconstruction – une partie des démolitions ne souffre d'aucune contestation possible, le projet urbain ne vise pas faire vivre les habitant·es dans de meilleures conditions, mais plutôt à les éparpiller pour rendre le quartier économiquement attractif.
L'investissement total est de 133 millions d'euros : 45 millions par la métropole européenne de Lille (MEL) et 39 millions par l'agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Une somme conséquente dont le quartier a besoin, au vu des conditions de vie épouvantables – insalubrité, précarité thermique – connues par les habitant·es de l'Alma. Mais une somme pas vraiment dépensée dans l'intérêt des résident·es, contraint·es d'attendre un éventuel relogement sur l'une des communes de la MEL. « Bien sûr que le quartier a besoin d'une rénovation, tranche Florian Vertriest, président du collectif contre les démolitions à l'Alma-Gare. Personne ne peut le contester, les habitants les premiers, parce que ce sont les habitants qui vivent aujourd'hui dans ces conditions exécrables. Sauf qu'aujourd'hui, c'est le projet dans sa constitution actuelle qui nous pose problème. » Si la rénovation urbaine de l'Alma est une nécessité urgente et absolue au vu de la forte dégradation de nombreuses habitations – de la mairie aux opposant·es, personne ne le conteste – les choses sont en train de mal tourner, en raison de l'absence d'écoute des habitant·es. « Si l'on remonte aux origines, le projet ANRU remonte à plusieurs années (2016, NDLR). Cette démolition se fait sans notre accord, sur la base d'un diagnostic qui n'est ni connu, ni explicité. Dans le cadre des opérations de rénovation urbaine, l'ANRU précise que le projet doit être fait en co-production et en co-construction avec les habitants » , poursuit Florian Vertriest.
Ça chauffe...
Juste derrière la rue de France et son city-stade, la rue Archimède s'est vidée, et un grand mur tagué protège le chantier de Lille Métropole Habitat (LMH) à l'arrêt depuis près d'un an. C'est le fameux « mur de la honte » érigé en réponse aux attaques du chantier de démolition par des gens du quartier. Cerise (amère) sur le gâteau, cette rénovation urbaine, ayant pour objectif de laisser une partie du quartier en friche pour en faire une réserve foncière, va engendrer des coupures de chauffage. Et ça, ça ne passe pas du tout auprès des habitant·es. « Ce maire ne nous représente pas », peste l'un des résidents de l'Alma, assez âgé. « Si l'on ne se met pas autour d'une table, ça finira mal. C'est pas des menaces, c'est un fait. Et c'est ce qui est en train de se passer », avertit Florian Vertriest. Pour protéger le chantier, la préfecture du Nord a renforcé la surveillance du chantier via un déploiement de CRS et de drones. Une présence angoissante et massive indignant les habitant·es, mais aussi... les gauchistes du syndicat de police Alliance. Lesquels ont eux-mêmes dénoncé le déploiement policier. « Nous ne sommes pas une société de sécurité », livrait, dans les colonnes de la Voix du Nord, la syndicaliste Syrine Sedki en novembre 2024.
Une communication déconnectée
La communication autour du projet renforce le sentiment d'une rénovation urbaine décidée en vase clos. « Sur le quartier, il y a quelques panneaux d'information, où l'on prend des images de construction stylisées, on les appose, par recopie, dans quelques coins. C'est tout sauf un projet urbain compréhensible », livre une habitante. Du côté de la mairie, on évoque les démolitions et les réhabilitations comme un « choc paysager» (1). L'utilisation d'une novlangue aux accents technocratiques ne risque pas d'arranger le sentiment de mépris de classe, et pourrait donner l'impression que les promoteurs ignorent le « choc social » induit par ce projet.
D'autre part, si Guillaume Delbar rappelle que Roubaix est la ville où il y a eu le plus de réunions de concertation, rien n'est dit sur les biais de ces réunions de concertation. Premièrement, le format favorise les professionnel·les de la parole et les personnes au capital social élevé, lesquel·les ont plus d'outils pour s'exprimer que des personnes illettrées. D'autre part, une partie des réunions de concertation ont eu lieu durant la pandémie de Covid-19, et les confinements. Si la pandémie n'est pas le fait des pouvoirs publics, le choix d'avoir mené coûte que coûte une partie de la concertation de manière numérique est la preuve d'un mépris inconscient. « C'est du foutage de gueule que d'imaginer que dans un quartier comme ça, on puisse faire une concertation à base de numérique », peste notre urbaniste. En effet, l'Alma est le quartier le plus défavorisé de Roubaix, avec un vrai problème de fracture numérique, et parfois de compréhension de la langue française. Lorsque l'on vit avec un RSA ou un faible salaire, pas toujours facile d'acquérir un ordinateur. « On a toujours été une ville sur laquelle la démocratie participative a été très forte. Là, la démocratie participative a été totalement bafouée », poursuit l'urbaniste proche du collectif. Ce qui est incroyable, c'est que le maire cherche à imposer au forceps son projet. Aujourd'hui, le maire est isolé, puisque de nombreuses institutions ont montré des doutes quant à la nécessité d'aller au bout de ce projet, qui vise à raser une bonne partie des logements de ce quartier pour en faire une réserve foncière. On rase, mais on ne reconstruit rien : on veut faire table rase du passé. » Des sources proches du dossier nous ont informé que du côté de l'ANRU, et même au niveau de la préfecture du Nord, la méthode ferait énormément grincer des dents.
L'expertise des habitant·es mise aux oubliettes
Les habitant·es connaissent mieux le quartier que personne, et un exemple illustre ce fait : la problématique du trafic de drogue. En effet, l'une des motivations du projet est d'ordre sécuritaire, car « nettoyer » le quartier permettrait de résoudre les problématiques de drogues, présentes à l'Alma, mais pas plus que dans d'autres quartiers de Roubaix. Florian Vertriest émet des doutes sur cet argument : il est vrai que même si le but d'éradiquer le trafic de drogue peut être considéré comme noble de prime abord, la réponse sécuritaire ne peut pas remplacer la réponse sociale. Surtout, l'aménagement géographique du quartier prévu par le projet risque de faire « pire que mieux », et de porter préjudice, à terme, aux habitant·es. « Aux Trois-Ponts (quartier voisin, NDLR) on a mis « je-ne-sais-combien » de millions, on a démoli cinq tours. Vingt ans plus tard, c'est le quartier le plus dangereux de la ville. Avant, ils dealaient cachés dans les blocs, maintenant ils sont devant une crèche. Tu t'imagines, toi, une friche rue de l'Alma pendant vingt ans ? »
L'Alma-Gare a endossé la réputation – clairement injustifiée – d'être le pire quartier de la ville. « L'Alma est un symbole aux yeux du maire, avec tous les stigmates associés : islamisme, drogue... C'est ça que le maire veut raser, c'est une vision très caricaturale » résume Julien Talpin, sociologue, chercheur au CNRS et spécialiste de Roubaix. En inscrivant le quartier dans cette case, et en endossant le costume du chevalier blanc, on caricature les habitant·es. « On sait que la violence naît de l'impossibilité du dialogue, analyse Julien Talpin. Ce refus du dialogue, alors qu'il est pourtant inscrit dans la charte de l'ANRU est forcément vécu comme une sorte de mépris. C'est toute la force du collectif d'agréger des soutiens très différents, analyse Julien Talpin. Cela permet de varier aussi les modes d'action : il y a à la fois des actions coup de poings, mais aussi des moment de discussion collective. Il y a eu un gros travail avec l'association APPUII pour proposer une autre rénovation. Cette expertise est balayée d'un revers de main par les acteurs du projet. »
La jeunesse roubaisienne est légitime à parler
Le conseil municipal mouvementé de Roubaix en date du 10 octobre dernier, a vu des membres du collectif tenter de déployer une banderole contre les coupures de chauffage à l'Alma, et la police intervenir manu militari pour rétablir l'ordre (ouf). Cet épisode a révélé un autre facteur, dont on ne parle pas assez : la vision des adolescent·es et des jeunes adultes issu·es de quartiers populaires. L'habit ne fait pas le moine, et ces jeunes possèdent une véritable conscience politique et surtout une légitimité à s'exprimer sur le déroulé des événements dans leur quartier. La contestation autour de la rénovation à l'Alma constitue pour ces jeunes une véritable étape de leur socialisation politique. Or, le mépris de l'habitus de classe – ensemble de comportements acquis par un groupe d'individus - de ces jeunes participe à mettre en doute leur légitimité, et constitue une violence symbolique sur ces mêmes jeunes. La violence de l'ordre politique établi ne laissant aucune place aux formes d'action collective visant à contester des décisions.
À peine la banderole déployée, l'intervention violente de la police a fait dégénérer les choses, et a agi comme une preuve concrète de la violence du système. « Quelque chose m'a fait beaucoup de mal : c'est la manière dont on a parlé de ces jeunes au conseil municipal, regrette Florian Vertriest. Il y avait des ados, de 15 à 17 ans, ces ados sont complètement conscients que leurs parents n'allaient pas être chauffés cet hiver. Pour moi, c'est une fierté d'avoir ramené une soixantaine de jeunes dans un lieu démocratique de la ville. Le maire ne devrait pas avoir peur de sa jeunesse. S'il a peur, c'est un problème », tranche Florian Vertriest. Et s'il faut le refaire, on le refera. Cette jeunesse, c'est une richesse incroyable. Si Monsieur le maire a peur de sa jeunesse, qu'il se remette en question ! » Lui-même jeune de l'Alma, Florian Vertriest s'est formé sur le tas, et son parcours constitue une preuve d'apprentissage par l'engagement. « S'il était né dans une autre famille, il aurait pu faire Sciences-Po sans problème », estime une membre du collectif.
La destruction des repères du quartier contribue à alimenter la colère des jeunes. « On veut faire partir les gens à tout prix : c'est la stratégie du pourrissement, estime Julien Talpin. Les habitant·es de l'Alma le subissent de plein fouet. Le quartier a été laissé à l'abandon depuis des années pour justifier tout cela, c'est une stratégie pour produire du consentement, pour que les gens acceptent de partir. » Alors, lorsque la police intervient pour protéger un chantier du système érigé contre eux, les habitants (et surtout les jeunes) le vivent comme une blessure profonde, comme le rappelle Julien Talpin. « Cette colère n'est pas surprenante : Roubaix a connu des émeutes particulièrement violentes à l'été 2023 (après le décès du jeune Nahel Merzouk à Nanterre, NDLR) . Une entreprise (Tessi, NDLR) a brûlé à l'entrée de l'Alma. Plutôt que de se dire qu'il faudrait apaiser, on met de l'huile sur le feu. »
Un procès en récupération méprisant
Entre la mairie d'une part, et le collectif d'habitant·es d'autre part, le dialogue est totalement rompu. La mairie réfute l'absence de volonté du dialogue, et pointe l'attitude des opposant·es au projet. Une autre source de tensions, plus politique, existe par ailleurs : la suspicion de récupération politique des opposant·es. Si le collectif déclare accueillir tout soutien politique, d'où qu'il vienne, le soutien affiché du député insoumis David Guiraud constitue un argument pour la mairie visant à décrédibiliser le collectif anti-démolitions. De son côté, le Roubaisien Amine Elbahi a évoqué un « collectif gangréné par la France Insoumise », sur l'antenne de CNEWS.
Pour les habitant·es, la réalité est différente : si David Guiraud est très apprécié – en atteste son score de maréchal (pas Marion, hein !) lors des dernières élections législatives – cela semble être avant tout pour son travail auprès des résident·es. « David Guiraud est avec nous au moins, contrairement à Mme Osson (l'ancienne députée macroniste, NDLR) qui n'en avait rien à faire de nous », estime un habitant croisé à côté du city-stade. Un point de vue que ne partage pas non plus Julien Talpin, pour qui cette rhétorique annihile la légitimité des opposant·es – qui sont des habitant·es, mais aussi des sociologues ou des urbanistes. « On voit les habitants comme des sauvages incapables de parler. » À l'heure d'écrire ces lignes, le « 165 » de la rue de l'Alma vient de tomber, mais tant que ce mépris perdurera, le combat continuera lui aussi.
Issu du numéro 71 | «Carnages urbains»

droit à la ville | sur la même thématique
Lille : Racket organisé, quartiers en danger


Le stationnement payant était jusqu’en 2023 réservé au centre-ville. Il participe cependant à des revenus considérables pour la municipalité comme pour la MEL, puisqu’en 2022, les recettes des stationnements s’élèveraient à 9,5 millions d’euros². Quant aux amendes en cas de non-paiement, « la commune de Lille a encaissé 4 243 885 € » de recettes Forfait Post Stationnement (FPS) en 2022 selon le site fps-stationnement.fr. Certain∙es y verront de l’abus, mais l’œil…
CARNAGES URBAINS carte des projets en cours

Le 18 octobre, la 3ème édition du Plan Local d’Urbanisme (PLU3) de la Métropole entre en vigueur. Il s’agit d’un document d’autorité qui définit dans les grandes lignes les aménagements futurs du territoire. Il se doit de faire consensus entre les élu∙es et leurs sujets. Pourtant à peine sorti, il est la cible de vives critiques de la part de l’opposition.
Au menu : 700 hectares proposés à l’artificialisation, l'accaparement des friches industrielles et le choix audacieux d’aller taper dans…
Peindre les luttes

Il faut savoir qu’on est jamais tout à fait street artist, graffeur·se vandale ou militant·e. Toustes celleux dont il est fait mention dans l’article précédent se baladent sur un spectre. Une personne peut être vandale sous un blaze, reconnu·e en street artist sous un autre, et devenir militant·e à visage découvert (ou non) lors des moments politiques. Certain·es refusent même l’étiquette d’artiste et préfèrent « militant·e qui fait de la peinture » en rejetant tout le reste. Pour autant, ce de…
Streetwashing à Roubaix

Depuis 2022, les murs du parking de la gare de Roubaix se la jouent galerie d’art : un enchaînement d’œuvres en rang d’oignon, espacées régulièrement, parfois accompagnées d’un cartel qui explique le propos de l’artiste, ou même d'un QR code qui vous permet d'en « acquérir » des copies (100 balles pour un « Atomik Nation » si votre portefeuille vous démange). Vous n'avez qu'à suivre le fléchage au sol « Dép'art Urbain » vous indiquant dans quelle direction se situe la c…