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A Hénin-Beaumont, les artistes se mobilisent pour l’indépendance de la culture

Publié dans Carnages urbains (hiver 2025) | Par Louise Bihan, Illustration par Kendra
Mis en ligne le 03 décembre 2025
Dessin humoristique d'une pièce de théâtre de Michel Houellebecq

Depuis quelques mois, la mairie RN d'Hénin-Beaumont a pris en grippe la « daube gauchiste » du théâtre l'Escapade. Menacés par une convention désavantageuse, les artistes militent pour protéger le lieu de création et l'indépendance de la programmation artistique.

Mercredi 25 septembre, le théâtre de l’Escapade d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) organisait sa soirée d’ouverture de saison 2024/2025. Élu·es, artistes ainsi qu’une poignée d’administré·es étaient présent·es dans la salle. Comme un clin d’œil amusé à ce qui allait suivre, le collectif L’Écluse ouvrait le bal en laissant la pièce un instant dans le noir, les hauts-parleurs de la salle crachaient les premières secondes du célèbre « Salut à toi » des Bérurier Noir. Jean-Luc Dubrœcq, directeur de l’association, pensait ouvrir cette saison en toute tranquillité :

« Le théâtre appartient à tout le monde. Attirer un public le plus large est avant tout l’une des préoccupations quotidiennes de l’équipe de l’Escapade. L’Escapade est à la fois un lieu pour les amateurs, pour pratiquer le théâtre, la danse, le yoga, le cirque … mais aussi un lieu de diffusion couvrant de nombreux domaines artistiques, un lieu pour accueillir des artistes en résidence afin de soutenir la création. Un lieu idéal pour engager un regard sur la culture contemporaine. »

A la fin de son discours, alors qu’une courte représentation devait se tenir, une trentaine de travailleuses et travailleurs de la culture ont bondi sur scène pour interrompre la cérémonie. Une banderole « Théâtre en danger » a été déployée, accompagnée d’un discours de la metteuse en scène et actrice Anne Conti, dont le spectacle qu’elle met en scène, Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer (de Virginie Despentes), est programmé à l’Escapade en janvier 2025. Après quelques secondes d’hésitation dans la salle (d’aucuns s’interrogeant s’il s’agissait du spectacle annoncé), quelques personnes quittèrent les lieux en vitesse.

Anne Conti, alors, a pris longuement la parole au nom des « interluttant·es », ces travailleuses et travailleurs de la culture mobilisé·es (accompagné·es par la CGT Spectacle) :

« Je prends ici la parole au nom de toutes les compagnies programmées cette année à l’Escapade, au nom de leur équipe artistique, technique, administrative, intermittente ou non, syndiquée ou non. Nous interrompons cette ouverture de saison pour manifester notre grande inquiétude quant à l’avenir du centre culturel de l’Escapade. Nous sommes des professionnels du spectacle vivant, nous créons, inventons, imaginons des histoires poétiques, musicales, stimulant l’imaginaire et la réflexion. Comme vous devez le savoir, nous éprouvons de plus en plus de difficultés à exercer nos métiers, le contexte actuel est difficile : répercussion des notes d’énergie, coupes budgétaires massives de l’État, désengagement des collectivités territoriales, baisse du nombre de programmations et baisse, voire suppression, des coproductions à la création. »

Parmi les personnes mobilisées, certaines sont programmées pour la saison qui vient. La pérennité de la structure se pose davantage pour elles. Mais la cause de l’Escapade, et la nécessité de l’« indépendance » d’un des derniers lieux culturels de la ville, sorte de bastion de résistance contre l’extrême-droite, a trouvé écho au-delà du département.

Qu’est-ce qui cloche à l’Escapade ?

La structure vit des temps troublés depuis au moins plusieurs mois. Alors qu’un régisseur historique de l’association culturelle est parti début juillet, le directeur artistique Jean-Yves Coffre est en arrêt maladie depuis mi-août. Il se sait sur la sellette et poussé à la démission. La mairie RN, au travers du conseil d’administration, tente depuis plusieurs mois de pousser vers la sortie celui qui a pris la tête de la structure en novembre 2020. En cause, des relations devenues glaciales entre lui et la municipalité, dirigée par le Rassemblement National depuis 2014. Elle l'accuse de harcèlement moral envers plusieurs salarié·es et a mis en demeure le conseil d'administration pour exiger son licenciement. Ce que le CA a refusé, lui préférant un simple avertissement. La mairie en a depuis profitée pour déposer une plainte contre l'association en août dernier pour "non-protection des salarié·es", celle-ci est en cours.

« Une convention signée qui donne la possibilité à une municipalité de reprendre cet endroit sous 2 mois, à partir d’un recommandé, c’est gravissime », dénonce Anne Conti. « On laisse trop couler les choses un peu partout, car on arrive pas à se fédérer. Et là, on a réussi à se fédérer. Tous les programmés ont conscience de ce problème et se sont fédérés pour intervenir aujourd’hui. On demande des comptes au président de l’Escapade, c’est un outil de travail. On a aucun interlocuteur, on marche sur la tête. »

Les manifestant·es demandent alors la signature d’une « convention garantissant la liberté et l’indépendance de l’association dans la gestion artistique du lieu », « la reprise de la direction artistique par Jean-Yves Coffre avec la garantie qu’il puisse mener à bien sa mission », « le maintien du financement du lieu » et « le recrutement en accord avec la direction d’un personnel qualifié pour faire fonctionner le théâtre ».

Dans un communiqué, les manifestant·es insistent : ils et elles souhaitent « défendre la liberté de création face au Rassemblement National » et dénoncent une situation de « maltraitance institutionnelle » et de « pressions salariales ». Le collectif met ainsi la mairie directement en cause : « En janvier 2024, le président de l’association a signé une nouvelle convention avec le maire sans l’aval du conseil d’administration et du directeur. Elle prévoit notamment la possibilité de récupérer le lieu sous préavis de deux mois ou d’utiliser la salle au dépend de la programmation artistique. »

Et des propos attribués à Steeve Briois, le maire RN d’Hénin-Beaumont, rapportés par le collectif mobilisé (dénonçant « les navets et la daube gauchiste de l’Escapade, haut lieu de l’inculture et de la propagande anti-raciste ») donnent à voir une situation malheureusement habituelle au sein des villes dirigées par l’extrême-droite : une politique culturelle basée sur le clientélisme et le divertissement, la chasse à toute proposition « gauchiste » (entendre : critique)…

Marine Tondelier, élue d’opposition à Hénin-Beaumont et secrétaire nationale des Écologistes, s’était invitée ce soir au rassemblement improvisé devant le théâtre à la suite de l’action, alors qu’elle assistait initialement à la soirée de lancement de saison au côté de son fils : « [L’Escapade], c’est l’endroit où j’ai appris la danse. Comme beaucoup d’habitants d’Hénin-Beaumont, c’est un lieu que j’ai fréquenté depuis toute petite et que les enfants fréquentent aujourd’hui avec l’école. Pour les élu·es d’opposition à Hénin-Beaumont (on est pas beaucoup, mais on est là), ce n’est pas facile. On voit bien les tensions que ça a créé. On a un conseil municipal vendredi matin qui va pas être simple. Cette salle, on y tient, ça fait 10 ans qu’on pressentait ce qu’il risquait de se passer, et c’est en train d’arriver. Un grand merci à vous d’être là pour la culture. »

Les travailleuses et travailleurs de la culture mobilisé·es comptent bien, de leur côté, intensifier la mobilisation dans les semaines, mois, à venir.

Une assemblée générale extraordinaire avec révocation du président Jean-Luc Dubroeucq - en phase avec la municipalité - était organisée le 13 janvier : elle fait suite à l’AG du 17 décembre dernier, laquelle n’avait accouché d’aucune nouveauté en raison d’un quorum de présence trop faible. Le nouveau président élu, Jérome Puchalski, fait partie du mouvement de mobilisation en soutien au théâtre de l'Escapade, contre sa récupération par la mairie. Celui-ci n'aura eu que peu de répit car le 17 janvier, une lettre recommandée de la part de la mairie annonçait le non-renouvellement définitif du bail dont l'association l'Escapade bénéficiait. L'expulsion y est prévue pour le 24 janvier. A l'heure où ces lignes sont écrites, celle-ci n'a pas encore eu lieu. Mais le combat ne s'arrête pas là, notamment en faveur des compagnies qui risquent de perdre des contrats, mais aussi plus généralement en faveur de la survie du lieu, de son histoire, et des proposition culturelles originales. Dans un premier temps, des sessions "hors-les-murs" sont envisagées. Tout reste à reconstruire.

Issu du numéro 71 | «Carnages urbains»