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critique-média | Etats généraux de l'information : mais de qui se moque-t-on ?

Publié dans Carnages urbains (hiver 2025) | Par Harry (under)cover, Illustration par Harry (under)cover
Mis en ligne le 03 décembre 2025
Assemblée Générale Cochons

Dans un précédent numéro, nous vous racontions comment nous avons vécu de l’intérieur les États Généraux de l’Information (EGI); notre journaliste Harry Cover a eu le bol d’avoir été tiré au sort. Ces EGI voulus par Macron se sont tenus au Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) l’année dernière, leur restitution a eu lieu le 12 Septembre 2024. Nous vous avons fait part de notre perplexité concernant le dispositif et les limites rencontrées. Là où nous vous avons vu une dépolitisation certaine, nous vous avons aussi décrit un moyen pour Macron d’enjamber les syndicats de journalistes ou tout ce qui pourrait ressembler à une proposition de gauche. Eh bien, c’est pire que ça !

Par une matinée bien reloue et froide, je me retrouve une fois de plus au palais d’Iéna dans le prestigieux 16e arrondissement. Nous sommes le 12 septembre pour assister à la restitution des États Généraux de l’Information. Celle-ci devait initialement se dérouler fin juin, mais le décès brutal de Christophe Deloire, délégué général des EGI, en a décidé autrement. C’était donc au cœur des vacances d’été, le 12 août, que les citoyen·nes tiré·es au sort ont été relancé·es… avec un délai de cinq jours pour répondre. La promesse de feu Christophe Deloire, comme gage de redevabilité, est tout juste tenue.

Dès l’entrée, un tri s’opère. Chaque personne se voit affublée d’une sorte de bracelet de festival. Je suis donc en bleu, je demande à quoi correspondent les autres couleurs : en jaune ce sont les journalistes, en rouge le staff, en vert les professionnels du secteur. Dans le hall, je reconnais bien quelques têtes, mais il n’y a pas foule parmi les citoyen·nes jadis tiré·es au sort, et les éléments les plus « radicaux » de la consultation de janvier dernier n’ont pas fait le déplacement. Nous sommes en pleine rentrée, en semaine, et l’événement ne dure qu’une petite matinée (pour ma part, je profiterai de mon jour de congés l’après-midi pour visiter le musée Carnavalet – Histoire de Paris).

Outre la couleur bleue, on se reconnaît assez vite entre les quelques citoyen·nes présent·es, c’est que tous les autres sont sapés super-pro. J’ai l’air con avec mon T-shirt orange façon « agent des autoroutes ». Une citoyenne, Marjorie, rodée au CESE, puisque c’est sa troisième participation, me reconnaît tout de suite dans la cour du Palais d’Iéna - lieu de la pause clope. « Hé, t’as vu, y’a Gabriel Attal et Stéphane Séjourné qui ont maté en amoureux le feu d’artifice du 14 juillet sur la terrasse du Palais ». Un autre répond, « Palais du peuple, mon cul ». Une autre « citoyenne » nous rejoint toute guillerette, « j’ai fait un selfie avec Rachida Dati ! ». La ministre de la culture du gouvernement démissionnaire est venue comme une petite souris... et repartira illico dès l’événement terminé.

Le contexte politique est inédit, nous n’avons toujours pas de gouvernement, Macron joue la montre et continue ses dénis anti-démocratiques. Thierry Baudet, le président du CESE a même été un moment « pressenti » [non] pour être premier ministre. La séance commence, nous entrons dans l’amphi, le staff nous dit où nous asseoir, « bracelets bleus, vous serez tout à droite ». Les journalistes, enfin là, sachant qu’ils n’ont pas daigné passer une tête pendant nos week-ends citoyens, sont à gauche. Les bracelets verts en costard, majoritaires, seront au milieu. L’effet est étrange : la première pensée qui frappe, c’est que les citoyens ne seront pas au centre. Dans l’amphi, les micros ont été retirés, on comprend tout de suite qu’il n’y aura donc pas d’échange avec le public.

Le rapport tant attendu est posé sur les pupitres, on découvre que malgré plus de cent cinquante propositions formulées par les citoyens, le comité de pilotage n'en propose que 15. Et il s’est surpassé, si le rapport des citoyens comptait 133 pages, le rendu final des EGI en compte pas moins de 352... à croire que ce serait une garantie de transparence et de qualité. Va te taper l’pavé !

La situation 
actuelle est totalement acceptable pour le comité de pilotage, 
dommage.

Le vert était dans le fruit

Dans l’assistance, je reconnais ma concitoyenne Patricia, de mon groupe de travail. Mais Patricia n’est pas sur le coté, elle est en plein milieu. Patricia semble dans son élément, elle porte un bracelet vert parmi bonshommes aux cheveux de riches, blancs et flamboyants. Eh oui, parce que Patricia n’est pas que citoyenne, elle est aussi Directrice-Adjointe du syndicat « Alliance de la presse d’information générale » et elle a pu être auditionnée deux fois (les citoyens lambda ne peuvent se vanter d’en avoir fait autant) : une première fois en tant que « citoyenne » tirée au sort, la seconde en tant que pro du domaine. Si elle ne s’était pas cachée de travailler « pour le secteur » (tout en anonymisant son employeur), ses réactions en avaient pourtant fait tiquer plus d’un : lors de nos débats en janvier, elle s’était illustrée de manière très réactive lorsque la question de la concentration des médias a été abordée : « Je ne suis pas d’accord, je ne trouve pas qu’il y a une concentration des médias en France, regardez en Suisse, ils n’ont que 2 groupes de presse ».

L’Alliance, c’est pas vraiment pour La Brique, c’est un syndicat qui regroupe toute la fine fleur des journaux « d’information politique et générale », pas moins de 300 titres et les plus gros « du secteur », notre chère Voix du Nord incluse[1] . Sans que ce soit un secret de polichinelle, le syndicat en question est patronal. C’est sans doute pour ça que j’ai dû affronter - dans l’ennui des discours fleuve de l’hémicycle - quelques regards insistants et désagréables.

Au travail ! Un œil porté vers l’assistance du milieu de l’amphi avec leurs jolies petites têtes de maceur de chewing-gum, l’autre sur le smartphone branché sur le site de l’Alliance. Je constatais en direct que nombre de ces bracelets verts étaient dans le même organigramme que Patricia, cela fait son petit effet de constater que la restitution s’adresse en premier aux patrons de presse, plutôt qu’aux citoyen·nes. Les symboles, ça se travaille ! Arrêt sur Images a montré que le syndicat a fait son travail de lobbying à toutes les étapes des EGI, consultation citoyenne incluse, donc[2] .

Au bout des 2h30 de « restitution », nous quittons l’amphi pour les petits fours. Dans la cohue, nous échangeons entre citoyen·nes, « T’as compris quelque chose ? Non », « Moi, je m’attendais à plus rien, j’ai quand même été déçue ». « T’as lu l’article de Médiapart ? C’est pas tendre, attends je te partage l’article "Les États généraux de l’information gâtent les patrons de presse au détriment du journalisme" »[3] . Patricia, souriante, apparaît pour la circonstance : Julien, autre membre de mon groupe, lui pose la question fatidique de sa double casquette, « je ne vois pas le problème » et de toute suite renchérir « alors, vous trouvez ça bien ? ». Devant notre air circonspect, elle ajoute, « non, mais ça va quand même faire bouger les choses ». Il fait remarquer que la proposition sur les seuils de concentration des médias est bien en-deçà de ce qu’il espérait. L’argument des deux groupes de presse en Suisse est resservi.

Plongée dans le rapport

Sur cet argument, le rapport est clair. Une proposition devrait être au rendez-vous « Assurer le pluralisme des médias dans le cadre des opérations de concentration ». Tenez-vous bien, ni la forme ni fond ne vont, car au-delà du jargon – et tout le rapport est comme ça : « le seuil fixé pour le contrôle sectoriel des concentrations devrait correspondre au niveau maximal actuellement observé de parts d’audience détenues par un même propriétaire de médias, de sorte que sans remettre en cause les situations économiques constituées, le niveau de concentration actuellement observé ne soit pas dépassé à l’avenir ». La situation actuelle est donc totalement acceptable pour le comité de pilotage, dommage.

Le rapport propose d’« améliorer la gouvernance des médias d’information ». Si en préambule, cela peut sembler très bien, « garantir la confiance des citoyens vis-à-vis des médias d’information relève donc tout autant de la responsabilité du législateur que de celle de l’actionnaire » à condition de ne pas avoir de mauvais esprit : « Le comité de pilotage propose donc de prévoir une obligation pour l’actionnaire d’informer la rédaction sur son intention de désigner un nouveau directeur de la rédaction, dans des délais permettant aux organisations représentatives de faire valoir leur point de vue. Cette information devrait être motivée et étayée. En parallèle, le comité d’éthique, également informé de cette intention, devrait pouvoir rendre un avis dans un délai rapide et le rendre public. » Rien ne pourrait donc à l’avenir empêcher le putsch de Vincent Bolloré au Journal Du Dimanche. Pour mémoire, contre la plupart des journalistes de l’hebdomadaire, Vincent Bolloré a imposé le militant d’extrême-droite Geoffroy Lejeune (ex-directeur de Valeurs Actuelles) comme directeur de la rédaction. Certes, si transparence il y avait grâce à cette proposition, aucun levier n’est indiqué pour les récalcitrants. Pas de quoi faire trembler le milliardaire breton !

Ce qui la fout mal, en plus, c’est qu’au delà des rédactions inféodées, un autre milliardaire (propriétaire de médias également) a fait preuve d’une toute relative façon de concevoir la liberté de la presse. Médiapart, encore, publie le 18 septembre 2024 (pour des faits remontants à janvier) « LVMH voit rouge et met Mediapart sur liste noire ». Bernard Arnault a pris sa plus belle plume pour dresser une liste de médias auxquels ses salariés ont « interdiction absolue de parler ». Cherchez dans le rapport, il n’y aura pas de proposition contre ça.

Peut-être une proposition aurait-elle pu répondre sur ce point : « Veiller à une transposition rapide, complète et ambitieuse de la directive sur les procédures-bâillons ». Il ne semble pas que le rapport envisage un tel scénario. Il précise tout de même que ces procédures ne sont « pas encore définies juridiquement en France ». Et quand on sait que Violette Spillebout annonce, une semaine après cette restitution, le dépôt d'une proposition de loi visant à « renforcer la confiance dans les médias » alors que celle-ci a été condamnée en première instance pour procédure-bâillon[4] , on n’a pas fini de rire jaune.

L’Alliance a-t-elle tiré les ficelles ?

Sur les 15 propositions, outre la volonté très libérale à ne pas s’attaquer aux patrons de presse, on constate qu’il y a néanmoins l’envie de faire plier les géants du numérique qui s’accaparent tous les revenus publicitaires en ligne au profit des médias : un tiers des propositions vont dans le sens d’un meilleur partage des revenus et des influences, pour une industrie largement en crise. Et c’est exactement ce pour quoi milite l’Alliance.

Faudrait-il y voir une coïncidence lorsqu’on retrouve parmi les cinq membres du comité de pilotage Mme Nathalie Collin ? Présentée comme directrice générale adjointe du groupe La Poste, Arrêt sur Images révèle qu’elle n’est jamais présentée comme directrice de l’ancêtre de l’Alliance, l’Association de la presse d’information politique et générale, créée en 2012[5] . Ou encore le sympathique Pascal Ruffenach, directeur général du groupe Bayard[6] , qui chapeaute un des cinq groupes de travail des EGI, trésorier de L’Alliance depuis sa création. Sans oublier Patricia citée plus haut. C’est comme si le patronat s’était engouffré dès le début dans la brèche pour y écrire raisonnablement ses revendications ripolinées au vernis citoyen.

Il est clair que s’il faut des fonds au secteur pour perdurer, il ne pourra les trouver auprès de son lectorat qui ne daigne plus se déplacer dans les kiosques et qui exige une gratuité des contenus, surtout en ligne. Ni du coté des milliardaires qui dépensent beaucoup pour garder leur influence. Il apparaît opportun de faire raquer les plateformes qui vivent entre autres des contenus générés par le secteur, bien des patrons de presse doivent se sentir lésés dans cette histoire. Chercher les thunes dans les poches des géants du numérique est la raison d’être de l’Alliance qui a obtenu en 2021 un accord confidentiel avec Google pour répartir 22 millions de dollars par an à 121 titres de presse – souvent possédés par les mêmes personnes[7] . Voilà, le projet des EGI est devenu le combat du lobby patronal de la presse.

Voilà, le projet des EGI est devenu le combat du lobby patronal de la presse.

Dans le Palais, pendant que le gratin se partage le buffet, une conférence de presse est prévue entre les journalistes et le comité de pilotage des EGI. J’essaie d’y accéder. Une jeune femme du staff m’arrête directement : « Vous avez une accréditation ? ». « Non, mais je suis journaliste quand même, ça m’intéresserait beaucoup d’y assister ». « Je suis désolée, vous avez un bracelet bleu ». Retournons boire un coup, grignoter deux-trois trucs et saluer mes camarades citoyen·nes...

Les vrais états généraux

À peine sorti du palais, je croise Jules Deconinck qui pige pour Arrêt sur Images. Le courant passe bien entre nous depuis le début. Nous déjeunons ensemble puis je lui expose mon intérêt pour mon intrigante concitoyenne Patricia. Il a également creusé la piste de l’Alliance. Je lui propose de m’accompagner au musée Carnavalet. Il accepte mon épilogue.

Les salles thématiques du musée sur notre période révolutionnaire sont impressionnantes. Les états généraux de 1789 introduisent cette période. Les écrits sur les tableaux et objets sont d’une contemporanéité tranchante. On peut y voir une pensée évoluer, des concepts parfois très abstraits vivre dans le peuple nouvellement uni. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’est pas encore fixée. On n’y trouve pas, au départ, d’animosité contre le roi, les faïences sont explicites « Fidèles à la nation, à la loi et au roi », sur une médaille « Nous jurons de maintenir la constitution du royaume », sur un meuble « La loi nous a réuni ». Aux trois ordres, « Union et force ». C’est un peuple bien aimable qui croit encore naïvement aux principes avant que les trahisons ne soient courantes. L’heure tourne pour Jules, on doit accélérer le pas.

Nous nous quittons. Quelques jours plus tard, Jules a posé la question au syndicat patronal, il me transmet fraternellement la réponse : « Patricia Panzani a candidaté en tant que citoyenne, comme elle était parfaitement autorisée à le faire, comme l’ont d’ailleurs fait d’autres collaborateurs de l’Alliance (qui n’ont, eux, pas été retenus) ». Ils ne voient donc pas le problème.

Tant que la liberté d’entreprendre et individuelle passera avant les libertés collectives, la République reculera et laissera sa porte ouverte à la manipulation, comme c’est le cas pour ces états généraux noyautés par les patrons. Ici, elle est grossière et à peine déguisée, pas même une once de concession pour sauver l’honneur. Pas besoin de 352 pages indigestes pour comprendre que le projet vise à rouler sur les aspirations populaires. À force de violer la souveraineté des personnes de bonne volonté, celles-ci finiront par perdre patience ou se retirer de telles mascarades. Rappelons que l’accumulation de mépris par l’oligarchie peut avoir ses limites, espérons ne pas prévoir une prochaine extension du musée Carnavalet.

Références

  1. [1]

    Ainsi que tous les titres français du groupe Rossel (Nord Éclair, Le Courrier Picard, L’Ardennais…).

  2. [2]

    « États généraux de l'information (EGI) : les patrons en Une », Arrêt sur Images, 21/10/24.

  3. [3]

    Mediapart a révélé des éléments du rapport des EGI la veille de sa publication officielle, le 11/09/24 : « Les États généraux de l’information gâtent les patrons de presse au détriment du journalisme » par Yunnes Abzouz.

  4. [4]

    Dans le jugement du jugement du 4 juillet 2023 qui opposait la députée Renaissance Violette Spillebout contre Jacques Trenteseaux, ancien directeur du journal d’investigation en ligne Mediacités. Lire « Violette Spillebout contre le droit de la presse » dans La Brique, n°69. Printemps 2024.

  5. [5]

    L’Alliance affirme que ces deux syndicats patronaux n’ont pas de lien. Mais Wikipédia dresse un lien évident. Aïe aïe aïe.

  6. [6]

    Pascal Ruffenach est par conséquent directeur de publication de tous les titres du groupe, d’Astrapi à Phosphore, mais aussi La Croix. Si ces titres appartiennent aux Augustins de l’Assomption, organisation religieuse, on ne peut que reconnaître leur progressisme. Donc la tendance de Bayard, c’est plutôt le catholicisme philanthropique, de gauche.

  7. [7]

    « Les médias sous la domination de Google et Facebook » Laurent Mauduit, Médiapart, 05/01/2022.

Issu du numéro 71 | «Carnages urbains»